Retour. Gabriel / Austin

Il est plus de minuit quand le train arrive en gare. Je laisse les voyageurs descendre avant de récupérer mon sac et sortir à mon tour. Je m'allume une cigarette et recrache la fumée en regardant autour de moi. Je n'aurais jamais cru revenir ici un jour, j'ai l'impression que rien n'a changé, pourtant tout est différent.

Je marche jusqu'au motel le moins cher de la ville. J'aurais aimé tout oublier, mais tout me revient, les routes à prendre, les endroits par lesquels je passe, les souvenirs. Quand j'ouvre la porte de la chambre miteuse, même l'odeur de renfermé et de poussière me semble familière.

Je pose mon sac sur mon lit, avant de m'allonger dessus et fixer le plafond tâché. Je sais pourquoi je suis de retour, mais je ne suis pas encore prêt, j'ai besoin de temps.

J’ai passé une journée plus que longue et je suis vraiment heureux de rentrer chez moi. Je ne me lasse jamais de vivre en centre-ville parce que je peux toujours prendre japonais en rentrant le soir, sans avoir à faire mille détours.

J’appelle rapidement Matthew. Je sais qu’il bosse à la maison et qu’il n’a pas vu l’heure.

— Oula, il est déjà 20 heures ?, il dit en décrochant rapidement.

Ça me fait sourire. J’aime entendre sa voix après une dure journée.

— T’as faim ?, je demande.
— Carrément. Un L12, mon cœur.
— Ok !
— Rentre vite.

Ça aussi, ça me fait sourire. Je raccroche et une vingtaine de minutes plus tard, je rejoins notre immense appartement du dernier étage. Balthazar fonce dans mes jambes comme un fou et Matthew arrive peu après. Il m’embrasse rapidement et récupère les sacs.

— T’as passé une bonne journée ?
— Nan. Et toi ?
— Bah pas trop mal. J’ai pas vu le temps passer comme tu peux voir. Mais j’abandonne tout et on mange.

Et c’est ce qu’on fait. On mange tous les deux dans la salle à manger et puis, comme tous les soirs, on sort tous les deux promener Balthazar.

Les jours qui suivent, je les passe enfermer dans cette chambre. Je ne sors que le soir, il y a un nouveau café qui est ouvert toute la nuit. Il n'existait pas il y a trois ans, rien ne me rattache à lui, c'est plus facile pour moi d'y aller. Il n'est pas trop tard quand je prends le chemin du retour, je m'allume une cigarette et réalise que c'est la dernière. Même si je ne fumais pas à l'époque, je me rappelle que le bureau tabac près de la gare est ouvert jusqu'à tard le soir.

J'en ressors avec deux nouveaux paquets, quand de loin j'aperçois Balthazar. Mon coeur se serre douloureusement dans ma poitrine, quand je suis la laisse des yeux. Gabriel est là. Tout en moi hurle, et veut courir vers lui, quand je m'apprête à traverser la rue, un homme que je n'avais pas vu avant le rejoint et passe un bras autour de sa taille. Je sens la fissure en moi s'agrandir, comme des millions de morceaux qui se brisent.

Je recule, je me mets à l'abris dans l'ombre, je les vois rentrer dans un bâtiment. L'un des immeubles les plus chers de la ville. Je les vois s'embrasser dans le hall pendant qu'ils attendent l'ascenseur.

Je pensais que ne pourrais plus jamais souffrir, que j'avais tout éteint en moi il y a trois ans, mais j'avais tort. Je suis encore capable de ressentir et c'est douloureux.

Trois jours de partiels, trois jours que j’ai pas vu autre chose que la fac ou mes bouquins. J’en peux plus. Mais c’est fini et j’ai quelques jours de vacances. Enfin.

Quand je rentre à l’appartement et que je vois des valises dans l’entrée, je fronce les sourcils.

— Mattie ? T’es là ?
— Dans la chambre !!

Balthazar n’a pas débarqué en courant et il n’est apparemment pas ici. Je rejoins Matthew dans notre chambre et je le laisse me faire un câlin.

— Qu’est-ce que c’est que ces valises ? Il est où Balti ?
— Chez Edouard et Romie. On part en week-end.
— Sérieux ?
— T’as besoin de te déconnecter un peu.

Il dépose un baiser sur mon front et j’ai presque envie de disparaître dans ses bras tellement j’y suis bien. Il pense toujours à moi et il sait exactement ce dont j’ai besoin et quand j’en ai besoin.

— T’es génial. On va où ?
— Dans une petite ville à deux heures de route. Un spa.
— Mais non ? Massage et tout ?
— Oui !

J’embrasse ses lèvres à plusieurs reprises.

— J’espère qu’on part maintenant !

Il hoche la tête et je l’abandonne sur place pour foncer dans l’entrée. Il est génial.

Pendant une semaine, j'ai observé Gabriel. J'ai tenté de me mentir, de me dire que cet homme n'était que de passage dans sa vie, comme tous ceux qu'il fréquentait avant moi. Mais je savais que c'était faux, à chaque promenade le soir, j'ai vu Gabriel amoureux, je l'ai vu se comporter avec lui, comme il se comportait avec moi. Il en aime un autre, je n'ai pas le droit de lui en vouloir d'avoir refait sa vie, pourtant je ne peux pas être heureux pour lui.

J'ai voulu partir, il y a trois jours, mais j'ai été incapable de monter dans le train, je l'ai regardé partir en restant sur le quai. Revenir ici était une erreur, mais j'ai besoin de lui parler, rien qu'une fois. J'en ai besoin pour avancer, pour faire la paix avec cette partie de moi.

Ils sont rentrés hier, j'attends à l'angle du bâtiment, sur le trottoir d'en face. Ils ne vont pas tarder à sortir pour promener Balthazar. Mais quand ils descendent, l'homme par dans la direction opposée. Je suis incapable de savoir quoi faire, à tel point que je réalise trop tard que Gabriel est de nouveau dans le hall, je le regarde monter dans l'ascenseur. Ma capuche remontée sur ma tête, je traverse la route, une femme sort à ce moment-là, j'en profite pour me faufiler. Je cherche son nom sur les boites aux lettres.

Matthew ??? & Gabriel Saint Clair.

Quand je trouve le numéro de l'appartement, je monte. Devant la porte je prends une grande inspiration avant de sonner. J'entends Balthazar faire du bruit, je le revois tourner sur lui même en remuant la queue à chaque fois que quelqu'un sonnait chez nous.

Matthew devait absolument rejoindre Edouard et - pour une fois - en tant que développeur web et non pas ami. Je ne sais jamais ce que ces deux-là trafiquent et je ne cherche pas à le comprendre.

Matthew travaille à son compte et il a développé une énorme application de paiement sécurisée ; moi j’y comprends rien, mais ça l’a rendu riche alors je suppose qu’il est doué dans ce qu’il fait. Edouard et lui travaillent ensemble de temps en temps, apparemment, aujourd’hui il fallait qu’il aille à l’église à 22 heures. Tant mieux pour moi, je vais pouvoir m’affaler dans le canapé et manger des conneries en attendant qu’il rentre me border.

J’ai à peine posé mon cul sur le canapé qu’on sonne à la porte et je râle d’avance. Il a dû oublier ses clés.

Je vais ouvrir la porte, persuadé de tomber sur mon amoureux, mais c’est loin d’être le cas. Austin est là, devant moi. Il est maigre et il a une sale gueule, mais c’est lui et j’arrête presque de respirer, incapable de savoir comment réagir.

Mes mains tremblent, je les enfonce dans les poches de mon sweat. Quand il ouvre la porte mon coeur cesse de battre. Je le voyais de loin, mais tout est différent, il sait que je suis là maintenant. Ses yeux bleus, je me perds dedans et à cet instant je sais que je pourrais plus m'éloigner de lui. J'ignore combien de temps on reste comme ça, sans être capable de réagir, ni même de parler. C'est Balthazar qui me ramène à moi, il me tourne autour en sautant sur mes jambes, comme s'il ne m'avait pas oublié, comme si je n'étais jamais parti. Je me baisse pour le caresser.

— Il a grandi.

Je crois que c’est Balthazar qui me ramène à moi. Ou peut-être Austin lui-même avec cette phrase presque irréelle. J’attrape mon chien par son collier pour le faire rentrer à l’intérieur. Bien sûr qu’il a grandi, t’es parti trois ans et c’est un adulte maintenant.

— Ouais. Comme tout le monde, je suppose.

Le voir ici me déstabilise complètement. Je l’avais rayé de ma vie. Pour toujours. Je suis amoureux de Matthew, je le sais. Et pourtant, Austin provoque un mélange d’émotions que je refuse d’interpréter. C’est douloureux, surtout. Et je préfère laisser ma haine et ma rancœur prendre le dessus parce que je n’ai pas envie de lui laisser entrevoir que je suis soulagé de le savoir en vie.

— Je sais pas comment tu m’as trouvé mais... enfin, tu veux de l’argent ?

Il pue la clope et c’est assez bizarre parce qu’il a toujours détesté ça.

Il tire Balthazar à l'intérieur, je ne peux pas lui en vouloir. Je me redresse, je le regarde dans les yeux, je le connais par coeur, depuis toujours. Il est en colère contre moi, et je sais que quand il me parle d'argent, il cherche à me blesser.

— Tu me manquais.

C'est tout ce que je trouve à dire, parce que c'est la vérité. Et me tenir aussi proche de lui sans pouvoir le toucher, est une vraie torture.

Je détourne rapidement le regard parce que je n’ai absolument pas envie qu’il voit qu’il m’a manqué aussi. Même si je n’en avais pas conscience avant aujourd’hui.

— Tu veux quelque chose ? Parce que mon conjoint ne va pas tarder alors...

— Je sais.

Je sais que son conjoint va revenir, qu'il vit avec lui, que c'est à lui qu'il fait l'amour maintenant. Je le sais. J'ai conscience aussi qu'il a besoin de temps, il m'a fallut presque deux semaines pour trouver le courage d'aller lui parler.

— Tous les soirs je serai dans ce nouveau café qui est ouvert toutes la nuit, je t'attendrai. Viens quand tu seras prêt.

— Mais je viendrai pas, Austin. T’es parti. T’as fait un choix et j’ai dû faire avec.

Rien que d’y repenser, j’en ai mal au ventre. Ma gorge se serre douloureusement.

— Pendant des mois j’ai attendu comme un con que tu rentres. Mes parents aussi. On a avancé, on a dû faire deux deuils au lieu d’un seul. Et maintenant que tu décides que tu peux refaire partie de ma vie, tu t’attends à ce que je sois d’accord ? Ça fonctionne pas comme ça. Tu m’as abandonné.

Je n'ai pas fait de choix, je n'avais pas de choix, mais je sais qu'il ne comprendrait pas, pas comme ça, pas devant sa porte, pas en quelques minutes après trois ans.

— Je n'ai jamais voulu t'abandonner.

Ma gorge est serrée, ça devient trop dur. Il va revenir, je préfère m'en aller.

— J'espère que tu viendras. Je t'attendrai.

Je répète encore avant de partir.

Je claque la porte lorsqu’il s’en va, encore sous le choc de ce bref échange. Il peut attendre aussi longtemps qu’il veut, je ne me rendrai jamais dans ce café à la con.

Moi, j’ai attendu des mois sans savoir où il était, s’il allait bien ou s’il allait revenir. Lui, au moins, il a la chance de savoir que je n’ai pas l’intention de venir.