Faut parfois faire n’importe quoi pour devenir quelqu’un — Emma & Jude

J’aime pas tellement sortir. Je suis plutôt quelqu’un de casanier mais je sais que mes potes me font chier quand je dis que je dois réviser ou skyper ma sœur. Ils comprennent pas, ils comprennent jamais alors que je dois les comprendre et m’adapter. Je sais pas pourquoi ma sœur s’en sort mieux que moi, mais elle n’a besoin de se forcer, elle. Tout le monde l’accepte comme elle est. C’est vrai qu’elle est géniale et que moi je le suis moins, mais être sociable c’est quand même vachement casse-couille.

Enfin bref.

J’aime pas sortir, encore moins avoir froid et ce soir c’est feu de camp dans la forêt « pour se mettre bien ». Autant avouer que j’ai traîné exprès en espérant que ça s’annule ou que les flics débarquent ou que j’me pète une jambe. Mais non. À minuit passé, c’est toujours le bordel et quand j’arrive là, y a une vingtaine de personne en train de faire les cons autour d’un feu. Ça pue l’alcool autant que le shit et j’ai à peine mis un pied dans la lumière qu’on se jette sur moi en me collant un verre dans les mains.

— Bah alors, tu t’es arrêté pour cueillir des champignons ?

Je ris à sa blague nulle et je bois le verre d’une traite.

— O’LEARY EST DANS LA PLAAAAACE !!!
— WHOUUUUU !

Je me tends un autre verre, je fume quelques bouffées du premier joint qui passe. Je me fond dans la masse et on m’oublie. Au moins, je suis là. Toujours les mêmes mecs, rarement les mêmes filles. Et ce soir, y en a une qui attire particulièrement mon attention : elle est là, au milieu de tout le monde, elle danse, une clope entre les doigts. Elle danse. Y a pas de musique, mais elle danse. On est en hiver et sa doudoune pas fermée laisse entrevoir son haut trop court pour la saison et un ventre ultra plat. Elle est d’une beauté sans pareille. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu, mais je serais incapable de savoir où. Elle m’hypnotise complètement.

Arthur se laisse tomber à côté de Jude et prend le joint pour tirer dessus. Il suit son regard.

— Canon hein ?

Il boit de la vodka à la bouteille et passe son bras autour de ses épaules.

— C'est Jake qui la ramenait.

Il la matte lui aussi sans se gêner.

*****

Les yeux fermés, je danse, je sens encore le goût de l'alcool sur ma langue, coupée du monde, je me sens bien. Si c'est ça les fêtes je vais adorer ça. Les flammes du feu elles aussi dansent. Puis je sens quelqu'un contre moi dans mon dos, au début je trouve ça étrange, Jake murmure quelque chose à mon oreille que je n'entends pas. Il me touche encore et j'ai plus envie, j'essaie de me dégager de lui, mais il insiste encore, et au bout de la troisième fois, quand il me plaque contre lui...

— AIE PUTAIN ! Mais tu m'as mordu ???

Il secoue sa main dans tous les sens. J'essaie de partir, mais il me rattrape par le bras, je me dégage en retirant sa doudoune que je lui balance dessus. Ses amis se mettent tous à rire.

— Tu t'es fait refouler salement mec !

Lui il me traite de tarée, et même si je ne sais pas ce que ça veut dire, je me doute que c'est pas un truc sympa.

— Connard !

Je réponds en récupérant mon sac à dos, et ça je sais clairement ce que ça veut dire. J'ai la tête qui tourne, il y a plein de branches par terre, et je trébuche sur un gars assis sur un gros morceau de bois, il bascule en arrière et je me retrouve sur lui. Je relève la tête et écarte mes cheveux de devant mes yeux avant de le reconnaitre.

— Toi ?

Jake est un connard. Il l’a toujours été. Dans un univers parallèle où j’aurais des couilles, je me serais levé pour lui parler du consentement et tout ça, mais cette fille l’envoie sur les roses et le dégage comme jamais. Je sais que, maintenant, elle va être LE trophée à avoir. Que tous les mecs vont se l’arracher. Simplement parce qu’elle a dit non. Pas parce qu’elle est belle, qu’elle semble être dans son monde et qu’elle se fiche pas mal du regard des gens. Parce qu’elle a dit non. Moi je trouve ça dommage parce qu’elle est bien plus qu’un simple refus.

C’est quand elle me tombe dessus et que nos regards s’accrochent que je percute. La fille étrange de la bibliothèque. Je souris en l’aidant à se relever.

— Alors, t’as trouvé Dieu ?

Il a les yeux bleus. Je ne me souvenais pas qu'il avait les yeux bleus. Il m'aide à me relever et je reviens à moi. Je secoue la tête.

— Non.

Une fois debout, j'ai un peu de mal à retrouver mon équilibre, je me tiens toujours à ses avants-bras.

— Mais j'abandonne pas.

Je sais que j'y arriverai, il faut juste que je trouve une vraie église qui n'est pas habitée par des gens.

— Vous vous connaissez tous les deux ?

Un gars arrive derrière moi, mais ce n'est pas à moi qu'il s'adresse.

Ça me fait sourire. Je ne sais pas si elle pense qu’il existe vraiment, mais elle est mal barrée. Je m’apprête à le lui dire quand Ashton s’approche comme un gros lourd.

— Non. On s’est déjà croisé avant mais on ne se connait pas.

- En tout cas moi je veux bien t'aider à le trouver Dieu.

Je me tourne vers lui en fronçant les sourcils.

- Vraiment ?
- Ouais carrément !
- Tu sais où il est ?
- Bien sûr.

Il me regarde de haut en bas, je crois que c'est une manie chez les mecs de faire ça.

- On va bien s'amuser.

Jake aussi m'a dit ça et avec le même sourire. Et même si je veux vraiment trouver Dieu, je roule des yeux car il m'ennuie.

- Non merci.

J'attrape la main du garçon, et je récupère la bouteille de vodka qu'il y a par terre. J'essaie déjà de le tirer derrière moi.

- J'ai faim. On s'en va ?

Depuis que j'ai fumer l'autre truc, pas les cigarettes, je meurs de faim.

Elle ne me laisse pas tellement le choix et je ne vais pas m’en plaindre. Je n’aime pas être là alors ça m’arrange. Je la suis et elle prend quand même une bouteille de vodka.

— Franchement, je pense pas qu’on n’ait besoin de ça.

Hors de la forêt, on n’aura même pas le droit de l’avoir sur nous.

Je me tourne vers lui.

— Non ?

Quand je comprends qu'on en aura réellement plus besoin, je bois plusieurs gorgées avant de reposer la bouteille je ne sais pas trop où. Quand on passe devant un groupe de filles, il y en a une qui pose ses yeux sur ma main et celle du garçon avant de me regarder vraiment méchamment. C'est la première fois que ça m'arrive, je hausse les épaules. Je ne lâche pas sa main, au contraire, plus on s'éloigne du feu, plus il fait noir et surtout plus j'ai froid.

— C'est ta petite amie ? La brune.

Je fronce les sourcils quand elle me parle de petite amie.

— Hein ?

Je regarde en arrière, je crois qu’elle parle des filles qu’on a dépassées.

— Je les connais pas. Jusqu’où tu comptes aller comme ça ?

Je m'apprête à répondre, mais je m'arrête d'un seul coup et il me rentre presque dedans. Il a raison je ne sais pas où je vais.

- Tu as une voiture ?

— Euh... dans la vie ou maintenant ? Parce que j’en ai une, oui. Garée devant chez moi. Je suis venu à pied. Au cas où j’étais trop bourré.

Chaque fois que c’est arrivé et que j’avais ma voiture, même si je voulais la laisser sur place, les autres insistaient toujours pour qu’on la prenne et on a failli avoir trop d’accident pour que je continue de la ramener à ce genre de soirée.

Quand Jake est venu me chercher, on a roulé un moment. Je ne sais pas combien de temps exactement, mais c'était quand même long.

- Et c'est loin chez toi ?

— Euh.. Oui, un peu. J’habite à l’opposé de la forêt. Enfin y en a pour une demi-heure grand max alors ça va.

Je précise. White Falls c’est petit. Alors loin c’est jamais vraiment.

Je lâche sa main pour regarder ma montre et rajouter 30 minutes à 01,17. Et c'est long. Je le regarde et mes bras contre ma poitrine, je vais me blottir contre lui, sous sa veste.

- Pas longtemps, et on y va.

Il est plus grand que moi, son pull est doux sous mes doigts et sous ma joue. Il sent bon.

— Wow, hey.

Je me détache d’elle lentement pour ne pas la froisser.

— Doucement, hein.. on se connaît même pas. Je sais pas ton prénom.

Je retire mon manteau pour le lui donner et je le ferme du bout des doigts.

— Voilà, déjà tu seras plus au chaud. Faut pas mettre un haut si court au printemps, puis franchement pourquoi t’as jeté ton manteau ? On se pèle le cul. Viens.

Je la fais passer devant moi pour rejoindre ma voiture.

— Pourquoi tu veux aller chez moi ? Tu vas toujours chez n’importe qui comme ça ? T’as pas de maison ?

C'est ce qu'on faisait dans la cave quand Vicktor éteignait l'électricité et qu'on avait plus de chauffage. Dans le noir on se blottissait tous ensemble pour partager notre chaleur, mais lui je crois qu'il ne fait pas ça car il me recule et m'enfile son manteau. Je regarde ses mains qui remontent la fermeture, j'ai l'impression qu'il fait attention à ne pas me toucher, pas comme les autres garçons du feu.

— C'était pas le mien, c'était celui de Jake.

Il me fait passer devant lui, et j'essaie de ne pas tomber en marchant, mon équilibre est pas le même que d'habitude ce soir. Je crois que c'est à cause de la vodka.

— Si, j'ai une maison.

Puis je fronce les sourcils.

— Tu m'as dit que ta voiture était chez toi.

— Ah. Tu veux ma voiture ? Tu veux que je te ramène chez toi ?

Putain oui. Ma voiture est chez moi. Je perds la boule et je crois qu’elle y est pour quelque chose.

— T’habites où ? Si c’est plus proche, je peux te raccompagner.

Je secoue la tête en lâchant un petit rire, parce qu'il ne comprend rien.

- Je veux manger un hamburger avec toi.

Je manque de tomber encore une fois car le sol est plein de pièges, je me rattrape encore à sa main. En réalité je ne sais pas où on est. Je connais un peu la ville mais toujours les mêmes trajets, là dans la forêt je suis incapable de savoir où est la maison, ni même quoi que ce soit.

— Un hamburger ? On est dans un village ici, à 23 heures, y a plus rien d’ouvert...

Je dis en riant. Comme elle trébuche, je repasse devant. Quelques minutes plus tard, on sort de la forêt.

— Voilà. Y a peut-être un kébab d’ouvert.

Je m'arrête pour protester mais il passe de nouveau devant et on arrive enfin sur la route. Un sol dur. J'ai déjà vu la devanture d'un kebab. Je regarde autour de nous et je crois que je me repère un peu, et que le centre ville est par là. Je marche à reculons devant lui.

- Viens !

J'attrape encore une fois sa main car il ne marche pas assez vite. Je me retiens de courir. Maintenant je veux absolument gouter et j'ai vraiment faim. Vraiment, vraiment.

Je la suis, elle est complètement surexcitée. Mais je lâche sa main à nouveau.

— Désolé c’est.. t’es très tactile, on dirait...

Je ris nerveusement. C’est pas mon cas. Mes mères sont toujours en train de nous câliner et de nous couvrir de baisers, j’ai toujours du mal avec tout ça et c’est pire avec les inconnus. On se connaît pas et je tiens à mon espace vital.

Il lâche ma main et semble un peu mal à l'aise. Tactile... je fais le rapprochement toute seule avec ma main qu'il lâche à chaque fois. Je les enfonce dans les poches de son manteau et je ralentis le pas pour marcher à côté de lui.

- C'est pour ça que tu n'as pas voulu me donner de ta chaleur tout à l'heure ?

— Te donner ma chaleur ?

Je fronce les sourcils.

— Je t’ai donné mon manteau. Tu veux mon pull ? T’as froid encore ?

Je secoue la tête.

- J'ai plus froid. Oui, tu sais, donner sa chaleur avec le corps.

C'est la première fois que c'est à moi d'expliquer quelque chose et ça me semble tellement évident que je ne sais pas comment m'y prendre.

- Je préférais ta chaleur que ton manteau.

— D’accord mais on fait ça quand on se connaît.

Je dis, un peu perturbé.

— T’es sûre que tu vas bien ? T’es bizarre par moment.

On dirait qu’elle connait rien à la vie en société. Elle traîne pas avec les bonnes personnes pour ça.